Quand l’intelligence artificielle fait battre le cœur de la médecine de demain
Lors de la 36e journée internationale du Centre cardio-thoracique de Monaco, le chirurgien René Prêtre et le philosophe Luc Ferry ont échangé leurs points de vue sur la transformation que l’intelligence artificielle impulse à la médecine. Entre espoirs thérapeutiques et préoccupations sociétales, le cœur incarne parfaitement les enjeux qui traversent l’avenir de la profession médicale à l’ère de l’IA.
De nos assistants vocaux aux algorithmes de recommandation, l’intelligence artificielle s’est invitée dans notre quotidien. La médecine n’échappe pas à cette révolution : dans les cabinets et les blocs opératoires, l’IA redessine les contours d’une profession millénaire. Pour le cardio-chirurgien pédiatrique, René Prêtre, président du conseil scientifique du Centre cardio-thoracique de Monaco, la cardiologie connaît aujourd’hui des évolutions avec le renfort de l’IA.

Cette technologie promet une détection précoce des dysfonctionnements, permettant d’intervenir avant que les pathologies ne s’aggravent. Et les champs d’application se multiplient déjà : interprétation des électrocardiogrammes, ajustement optimal des dosages médicamenteux… « Les « jumeaux numériques » permettent des reconstructions 3D complètes du cœur et offrent désormais la possibilité de simuler l’évolution d’un organe sur plusieurs décennies et d’adapter les traitements avec une précision inégalée », témoigne René Prêtre. Une faculté prédictive qui resterait hors de portée sans l’extraordinaire puissance computationnelle de l’IA.
Les « jumeaux numériques » permettent des reconstructions 3D complètes du cœur
Des progrès vertigineux qui redéfinissent les paradigmes
L’essor de l’intelligence artificielle transcende désormais les simples assistants virtuels familiers. « L’IA multimodale, émergée depuis moins d’un an, représente une rupture majeure », constate Luc Ferry, auteur d’un récent ouvrage intitulé IA : grand remplacement ou complémentarité ? Cette génération technologique intègre simultanément la vision, l’audition, l’expression orale et la compréhension contextuelle – autant de facultés qui l’apparentent étroitement à l’intelligence humaine dans certains secteurs.
Les salles d’opération témoignent d’avancées spectaculaires. L’Université Johns Hopkins a récemment dévoilé une première planétaire : en 2024, le robot SRT-H a pratiqué sur des animaux une ablation de vésicule biliaire en totale autonomie, sans la moindre intervention manuelle humaine. Entraîné par visionnage de vidéos chirurgicales, ce système a accompli avec une exactitude parfaite les 17 étapes de cette procédure délicate. Même si l’opération s’est étalée sur une durée supérieure à celle qu’exigerait un chirurgien humain, la qualité des résultats égale celle d’un praticien chevronné. Un travail qui ouvre la voix à des interventions chirurgicales complexes par des systèmes autonomes et qui rend les horizons de science-fiction plus proches que l’on ne pouvait l’imaginer.

Pour René Prêtre, la chirurgie cardiaque demeure pour le moment territoire où l’expertise humaine conservera sa primauté durant plusieurs générations encore. Pour le chirurgien, les systèmes robotiques contemporains comme le Da Vinci s’apparentent davantage à de la télémanipulation qu’à une véritable autonomie chirurgicale.
L’IA championne du diagnostic
Sur cette question cruciale, Luc Ferry adopte une position moins optimiste que son interlocuteur. Le philosophe considère que l’intelligence artificielle risque de supplanter les praticiens plus qu’elle ne les seconde. En oncologie particulièrement – un domaine qui l’intéresse particulièrement –, les performances de l’IA surclassent déjà largement les aptitudes humaines : « Jean-Emmanuel Bibault, médecin-chercheur en oncologie et professeur en radiothérapie à l’Hôpital européen Georges-Pompidou, l’affirme sans détour dans son ouvrage « 2041, l’Odyssée de la médecine » : l’IA diagnostique avec une efficacité mille fois supérieure à celle des médecins. »

L’intelligence artificielle brille particulièrement dans les disciplines nécessitant le traitement de volumes colossaux d’informations. Elle a notamment conquis la médaille d’or aux Olympiades internationales de mathématiques, une performance que même Cédric Villani, mathématicien médaillé Fields, reconnaît humblement en confiant à Luc Ferry qu’à 56 ans, elle le surpasse désormais. « J’ai fait passé à ChatGPT un test de QI : il a obtenu 160 ! s’exclame le philosophe. Elle donne en quelques secondes des réponses à des énigmes logiques qui réclameraient plusieurs minutes de réflexion humaine. »

Cette prééminence s’exprime également dans des dimensions plus inattendues. Luc Ferry souligne qu’au cours d’expériences cliniques, les patients jugent l’IA nettement plus chaleureuse et empathique que les médecins en chair et en os. Conçue pour manifester de l’amabilité, elle réagit avec sollicitude aux angoisses des malades, tandis que certains praticiens peuvent paraître distants ou pressés.
Face à ce bouleversement, la question du maintien du lien humain dans la pratique médicale devient centrale. Contrairement à une idée répandue, les expériences comparatives montrent que « l’IA est considérée comme bien plus sympathique et bien plus empathique que l’humain, parce qu’elle est programmée pour être sympa », observe Luc Ferry. En témoigne le recours de plus en plus fréquent aux agents conversationnels comme soutien psychologique. Une réalité qui interroge la place de l’humain dans un système de soins de plus en plus technologique
Des bouleversements professionnels qui excèdent largement le secteur médical
Les répercussions débordent amplement du seul univers sanitaire. Luc Ferry perçoit dans l’intelligence artificielle une menace systémique pesant sur l’emploi. Amazon a déjà substitué 27 000 collaborateurs par des assistants IA et projette d’en remplacer 600 000 supplémentaires. Goldman Sachs anticipe la disparition potentielle de 300 millions de postes dans la prochaine décennie. Un rapport du cabinet Roland Berger suggère même que 125 millions d’emplois de fonctionnaires pourraient être automatisés dès maintenant.
Cette perspective alarme l’ensemble des dirigeants de la tech, de Mark Zuckerberg à Elon Musk en passant par Sam Altman PDG d’Open AI, papa de ChatGPT, qui militent désormais tous pour l’instauration d’un revenu universel de base. Ils ont pleinement conscience qu’ils s’apprêtent à supprimer des centaines de millions d’emplois, constate le philosophe. L’expérimentation menée par Sam Altman lui-même – versant 2 000 dollars mensuels à des chômeurs américains pendant deux ans pour qu’ils s’abstiennent de travailler – a mis en lumière les ravages de l’oisiveté contrainte : alcoolisme, ruptures conjugales, pathologies dépressives et comportements suicidaires.

Le cœur, incarnation pérenne d’une humanité irréductible
Devant ce tableau inquiétant, Luc Ferry prône une approche différente visant à préserver l’estime de soi, l’altruisme et les relations sociales, plutôt que l’individualisme excessif, faute de quoi l’alcoolisme et le suicide guettent.
Pour le philosophe et le chirurgien, une certitude s’impose : l’intelligence artificielle préservera des millions d’existences. Sans elle, martèle Luc Ferry, ni immunothérapie ni thérapie ciblée ne seraient envisageables. Les avancées en cancérologie, en cardiologie et dans l’ensemble des spécialités médicales s’annoncent considérables. « J’aime le monde moderne, je suis geek, mais franchement tout ceci me donne la trouille », admet l’ancien ministre de l’éducation nationale en France.
J’aime le monde moderne, je suis geek, mais franchement tout ceci me donne la trouille
L’enjeu transcende désormais la simple dimension technique. Il s’agit de sauvegarder ce qui constitue l’essence de l’humanité : les liens sociaux, l’estime de soi, le sentiment d’utilité. Et quel meilleur ambassadeur de ces valeurs humaines que le coeur, cet organe qui porte une charge symbolique qui transcende sa mission biologique ?
La mythologie grecque faisait du cœur le siège du courage – ce « thumos » incarné par les héros, la tradition chrétienne y inscrit l’amour et le sacrifice. On évoque le cœur du problème, le cœur du raisonnement, le cœur de la ville – autant d’expressions qui situent l’organe au centre de nos conceptions. Quelle que soit la puissance de l’intelligence artificielle, celle-ci devra toujours demeurer au service de l’humain, jamais se substituer intégralement à lui. Car par-delà toute la sophistication technologique, c’est bien le cœur – symbole même de notre humanité – qui devra continuer de battre au rythme de nos existences.












