« La technologie facilite, mais la relation humaine fidélise » : Nancy Dotta, 20 ans au service de l’art à Monaco

Nancy Dotta, directrice de Christie’s Monaco depuis près de 20 ans et consul de Belgique, célèbre cette année les 40 ans de la prestigieuse maison de ventes en Principauté. Une double casquette qui incarne parfaitement l’ouverture internationale de Monaco sur le monde de l’art.
Monaco Tribune : Comment l’arrivée du numérique a-t-elle transformée le marché de l’art ? Cela a-t-il eu une incidence sur les relations personnelles que recherche la clientèle monégasque ?
Nancy Dotta : La pandémie de Covid-19 a marqué une véritable rupture dans notre secteur. Sans vente physique possible, nous avons dû inventer un format hybride permettant aux personnes d’enchérir à distance. Cette évolution digitale offre aujourd’hui une formidable opportunité d’élargir notre portée internationale, de démocratiser l’accès aux ventes et de répondre aux attentes des nouvelles générations.
En 2024, Christie’s a organisé 293 ventes au total : 157 en présentiel et 136 exclusivement en ligne. Mais dans chaque vente il est possible d’enchérir en ligne ! En réalité, plus les choses se déroulent en ligne, plus notre présence physique compte. C’est d’autant plus vrai à Monaco – où la relation personnelle, la discrétion et la confiance sont essentielles – le lien humain reste irremplaçable. Échanges réguliers, présentations d’œuvres, évènements confidentiels… Les clients monégasques attendent un accompagnement exclusif sur mesure, une proximité et une expertise fondées sur une relation de long terme.
Quel rôle Monaco joue-t-il dans la stratégie globale de Christie’s pour justement attirer cette nouvelle génération de millenials ?
Cette jeune génération représente aujourd’hui près d’un tiers de nos nouveaux acheteurs. Elle est très curieuse, connectée et sensible aux valeurs que véhiculent l’art comme la durabilité, la diversité culturelle ou encore l’innovation. La Principauté capte ces profils par ses initiatives autour de l’environnement, de l’art, des nouvelles technologies. Christie’s à Monaco agit donc comme une antenne de proximité permettant d’accompagner ces clients dans leur parcours très hybride : très informé en ligne, mais désireux d’un conseil personnalisé pour des acquisitions réfléchies.
Les Ultra High Net Worth Individuals, ces personnes qui possèdent un minimum de 30 millions de dollars US en actifs investissables, ont-ils des comportements de collection particuliers ici ?
Ces collectionneurs passionnés, souvent très expérimentés et bien informés, ne sont pas pressés. Ils adoptent une approche stratégique de leur patrimoine, en mêlant plaisir esthétique et investissement. Leur intérêt s’oriente de plus en plus vers des domaines variés et contemporains tels que l’art moderne, l’art numérique, le design ou l’artisanat de luxe. Ils préfèrent souvent les ventes et enchères privées aux enchères publiques. Nos ventes privées ont d’ailleurs atteint 1,5 milliard de dollars en 2024, soit une progression de 41% ! Elles représentent 26% de nos ventes globales sur l’année.
À titre d’exemple, notre meilleure vente aux enchères, réalisée en octobre 2024, est un chef d’œuvre de Magritte. La Reconnaissance Infinie, peinte en 1933, s’est vendue 10 350 000 millions de livres (environ 12 millions d’euros, ndlr) à Christie’s Londres et provient d’une collection monégasque.

Comment expliquez-vous la résurgence du surréalisme après cette année du centenaire du manifeste d’André Breton ?
Avec son exploration de l’inconscient, du rêve et de l’imaginaire, le surréalisme résonne particulièrement avec notre époque marquée par les bouleversements sociaux, technologiques et politiques. Ce mouvement important a aussi durablement marqué les arts visuels, la littérature, le cinéma, la philosophie jusqu’à la mode et le design. Pour le marché de l’art c’est une valeur sûre autant pour les amateurs que pour les investisseurs en raison de son héritage historique solide et son esthétique si particulière. L’Empire des Lumières de Magritte s’est vendu 121 millions de dollars en novembre à New York, soit le lot le plus cher de l’année !
Le calendrier culturel monégasque crée-t-il des synergies avec votre activité ?
Plus les gens apprécient l’art, plus ils peuvent avoir envie de s’en entourer chez eux. La Principauté bénéficie d’une programmation culturelle riche et internationale, avec des évènements majeurs comme le Monaco Yacht Show, le Grand Prix de Formule 1, les expositions au Nouveau Musée National, au Grimaldi Forum, Art Monte-Carlo ou encore Monaco Art Week qui attirent un public cosmopolite, cultivé et fortuné. Ces évènements créent des synergies importantes avec Christie’s en nous permettant de rencontrer des collectionneurs et de mettre en valeur des œuvres en lien avec les thématiques culturelles du moment.
Quelles sont les tendances montantes actuellement ?
Les artistes femmes sont très en vogue ! Entre 2017 et 2023, les ventes des huit principales femmes surréalistes – portées par Leonora Carrington et Remedios Varo – ont augmenté de 150% par an en moyenne, et en 2024 c’est 159% de progression !
Les minorités veulent aussi voir leur identité reconnue, raison pour laquelle l’art africain par exemple prend de l’importance. Il se marie très bien avec différents styles. Un Lucio Fontana devant une sculpture africaine sur un meuble Louis XV, ça peut très bien fonctionner ! Les collectionneurs monégasques sont ouverts d’esprit et suivent ces tendances.
Après deux décennies dans ce métier, qu’est-ce qui continue à vous passionner ?
Dans un univers toujours plus digitalisé, les personnes cherchent à renouer avec l’aspect matériel physique des objets et des relations. Dans mon métier, la technologie facilite, mais la relation humaine fidélise. On dit souvent que nous sommes au carrefour des trois « D » : dettes, divorce, décès et je rajouterais aussi décoration. Mais derrière chaque œuvre se trouve une histoire, une famille, une passion, parfois même un secret ou un héritage. Avoir le privilège de faire le lien entre ces histoires et ceux qui vont les poursuivre est une source constante d’émerveillement. À Monaco, cette relation intergénérationnelle est particulièrement forte.
En tant que représentante de Christie’s et consul honoraire de Belgique, vous incarnez le caractère international de Monaco. Comment ces deux rôles se complètent-ils aujourd’hui ?
C’est un double rôle fascinant. D’un côté, le travail de consul est plutôt réactif – je traite les questions administratives des Belges résidents, j’organise des événements pour la communauté. De l’autre, Christie’s demande d’être plus créative et proactive. Bien qu’ils soient distincts, les deux partagent des valeurs communes : l’ouverture vers le monde et le rayonnement culturel. J’aime mettre en lumière les talents belges en Principauté, comme les quatre danseurs des Ballets de Monte-Carlo, dont trois viennent d’Anvers, ma ville natale.