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Reportage

Rêve sans image, apprentissage audio et tactile : le monde en noir et braille des aveugles et des malvoyants  

Le braille est composé d'un alphabet à six points inventé en 1809 par Louis Braille © Benjamin Godart - Monaco Tribune
Le braille est composé d'un alphabet à six points inventé en 1809 par Louis Braille © Benjamin Godart - Monaco Tribune

Comment perçoit-on le monde sans la vue, qui représente 80 % de nos informations sensorielles ? Comment rêve-t-on sans images ? À Nice à l’occasion du Tactile Tour, l’association Valentin Haüy braque le projecteur sur la réalité méconnue des malvoyants et non-voyants.

Ils sont deux millions en France, soit une personne sur trente-cinq. Pourtant, les déficients visuels – dont la vision ne dépasse pas un dixième à chaque œil – restent largement invisibles dans l’espace public et les politiques d’inclusion. À la bibliothèque Raoul Mille de Nice, où l’association Valentin Haüy a présenté le Tactile Tour du 17 au 30 octobre, une exposition d’œuvres d’art reproduites en impression 3D, Olivier Rizzo, président du comité de l’association à Nice, dresse un constat alarmant : « Seules 7 000 personnes lisent encore le braille aujourd’hui, sur les 2 millions qui pourraient être concernées. »

L’audio et le tactile

Ce déclin s’explique par un basculement intervenu il y a une dizaine d’années. « Le braille a été progressivement abandonné au profit de l’audio », explique Olivier Rizzo qui préfère reconnaître l’audio comme un complément. Une évolution encouragée par les technologies de synthèse vocale et les livres audio, jugés plus accessibles. Mais cette facilité apparente cache un piège que découvrent les jeunes déficients visuels au moment des études supérieures. « Beaucoup sont obligés d’arrêter après le baccalauréat, car sans maîtrise du braille, l’intégration des connaissances complexes devient très compliquée », poursuit-il.

Anne-Marie Bonnefoi utilise une barquette d'oeuf numérotée pour expliquer la lecture du braille © Benjamin Godart - Monaco Tribune
Anne-Marie Bonnefoi utilise une barquette d’oeuf numérotée pour expliquer la lecture du braille © Benjamin Godart – Monaco Tribune

Le braille, cet alphabet à six points inventé en 1809 par Louis Braille, élève de l’Institut des jeunes aveugles de Paris, ne serait donc pas qu’un vestige du passé. « Avec ces six points seulement, on crée 64 signes », explique patiemment Anne-Marie Bonnefoi – bénévole de l’association qui a perdu la vue il y a vingt ans – aux enfants venus assister à l’atelier de découverte. « Je ne suis pas sûr que ma nièce ait déjà rencontré une personne non-voyante avant. Elle est très curieuse et pose beaucoup de question », témoigne la tante d’une petite fille, de passage par hasard dans le hall de la Gare du Sud à Nice. Religieusement, les yeux grands ouverts, les enfants écoutent les explications d’Anne-Marie qui manipule les vieilles machines à écrire le braille datant du début du XX siècle : « Un roman de 300 pages en écriture classique occupera au moins treize volumes en braille intégral, mais seulement la moitié avec le braille abrégé. » Une économie de place cruciale qui nécessite néanmoins un apprentissage approfondi.

À Nice, l’école du Château maintient une classe spécifique où les enfants déficients visuels apprennent le braille dès le cours préparatoire. Particularité notable : contrairement à la langue des signes, devenue option au baccalauréat, le braille n’a pas ce statut. « Un élève déficient visuel doit faire ses devoirs en braille et sera corrigé en braille. Ce n’est pas une option, c’est une obligation », précise Olivier Rizzo.

Une épidémie silencieuse

Pour le président de l’association Valentin Haüy, les chiffres sont préoccupants. Le nombre de déficients visuels augmente, porté par deux phénomènes convergents : l’usage massif des écrans et le vieillissement démographique. « Sur les 2 millions de personnes concernées, environ 500 000 ont plus de 75 ans », détaille le président de l’association. À cet âge, l’apprentissage du braille devient « très compliqué, même si certains y parviennent ». En témoigne la détermination d’Anne-Marie, qui a appris à le lire d’une main tandis que les plus rapides le parcourent des deux mains.

Les pathologies sont multiples et souvent méconnues. DMLA, rétinite pigmentaire… « Il y a autant de déficients visuels que de déficiences visuelles », résume Olivier Rizzo. Certains conservent la vision périphérique mais perdent le centre – ils voient les couleurs et les formes mais pas les détails. D’autres, à l’inverse, gardent la vision centrale mais en deux dimensions, sans profondeur de champ. La plupart de ces maladies sont dégénératives. « On peut les ralentir, mais on ne sait pas encore les soigner », reconnaît-il.

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Des bandes blanches verticales sur la chaussée forment un rail au sol perceptible à la canne © DR

Paradoxalement, les naissances d’enfants non-voyants diminuent grâce aux examens prénataux et à la législation française sur l’interruption médicale de grossesse. « Les nouveaux cas sont de plus en plus liés au vieillissement ou aux accidents », observe Olivier Rizzo. En revanche, la génétique joue un rôle important dans la transmission de certaines pathologies, comme l’illustre le cas d’Anne-Marie, dont deux de ses trois filles sont atteintes de la même maladie qu’elle.

Des solutions d’espoir et d’avenir

Si les progrès médicaux tardent – les implants rétiniens et autres innovations restant à un stade expérimental et concernant une infime minorité de cas –, la révolution numérique a transformé le quotidien des déficients visuels. « Tous ceux qui ont connu l’avant et l’après Internet vous diront que cela leur a ouvert la vue sur le monde », assure Olivier Rizzo vantant une accessibilité facilité par les lectures vocales.

Dans l’environnement urbain aussi, des avancées majeures sont perceptibles pour encourager la mobilité et l’inclusivité. Les transports publics sont désormais équipés de rampes et de dispositifs audio annonçant les arrêts, les feux tricolores peuvent être activés à distance par télécommande, les bandes podotactiles se multiplient. Fin octobre 2025, Monaco a lancé l’application Street Nav pour guider les personnes à mobilité réduite ou déficientes visuelles dans la Principauté. Parmi ses fonctionnalités figurent un guidage audio, une fonction boussole et des itinéraires adaptés aux besoins visuels. Dans les lieux publics, les ascenseurs et les médicaments affichent désormais des inscriptions en braille, conformément à la réglementation européenne. Reste que ces aménagements perdent de leur utilité face au déclin du nombre de lecteurs braille.

L'exposition itinérante en France propose d'expérimenter la sensation des aveugles en découvrant des oeuvres imprimées en 3D © Benjamin Godart - Monaco Tribune
L’exposition itinérante Tactile Tour en France propose d’expérimenter la sensation des aveugles en découvrant des oeuvres classiques imprimées en 3D © Benjamin Godart – Monaco Tribune

L’association Valentin Haüy, fondée en 1891, figure parmi les plus anciennes de France et mise sur la sensibilisation des jeunes générations. Le succès du Tactile Tour, qui a accueilli plus de 400 visiteurs en deux semaines, témoigne d’un intérêt réel. « Les enfants sont particulièrement réceptifs. Il est important qu’ils comprennent la différence et l’inclusion », se réjouit Olivier Rizzo. Bénévole de l’association, Marie-Christine raconte quant à elle avec passion son expérience : « Nous pratiquons 39 activités différentes de la randonnée au tir à l’arc dans l’association ! Je suis toujours étonnée de voir à quel point les personnes atteintes de déficience visuelle sont fortes et respirent la joie de vivre ».

Au-delà des dispositifs techniques, c’est une question anthropologique que pose la déficience visuelle. Comment rêve un non-voyant de naissance, sans banque d’images ? « Il ne rêve que de sensations, de sons et d’odeurs », répond Olivier Rizzo. Et pour ceux qui ont perdu la vue ? « Ils ne peuvent plus se représenter certaines couleurs ». La vue représentant approximativement 80 % de nos informations sensorielles, sa perte reconfigure entièrement le rapport au monde. Même l’odorat, sens supposé compensatoire, reste intimement lié à la vision. Lorsque vous voyez un ananas, vous l’associez souvent à son odeur, l’inverse est moins évident.